Mariane Ibrahim a l’honneur de présenter Lorraine O’Grady, première exposition personnelle de l’artiste à Paris et sa deuxième avec la galerie. Cette présentation exceptionnelle, la première depuis la disparition de l’artiste en décembre 2024, vise à célébrer son extraordinaire héritage. Rassemblant des œuvres réalisées sur quatre décennies (1981-2021), l’exposition explore la pratique conceptuelle révolutionnaire d’O’Grady ainsi que la manière critique, mais nuancée, avec laquelle elle a interrogé les tensions autour de la race, du genre et du colonialisme. Guidée par la nature rebelle et puissante des figures iconiques créées par l’artiste au fil de sa carrière – de la première, Mlle Bourgeoise Noire, à la plus récente, the Knight –, l’exposition met en lumière quatre périodes distinctes de son œuvre, où la performance occupe toujours une place centrale et unificatrice.
Au cœur de l’exposition se trouve Rivers, First Draft (1982), une œuvre performative réalisée lors d’une unique occasion à The Loch au cœur de Central Park à New York, dans le cadre du projet Art Across the Park. Conçue comme un « collage dans l’espace », la performance se déroulait simultanément en trois parties sur des sites adjacents, tissant les héritages caribéens et de la Nouvelle-Angleterre à travers trois facettes de son identité : celles d’une jeune fille, d’une adolescente et d’une femme adulte. O’Grady décrivait cette œuvre comme « un cirque à trois pistes de mouvements et de sons qui, à la différence du chaos des futuristes cherchant à se couvrir la voix les uns les autres, ressemblait davantage à un rêve unitaire. » En partie autobiographique, la performance esquisse l’évolution d’O’Grady d’enfant à artiste, naviguant entre les structures du racisme et du sexisme, tout en évoluant conceptuellement entre les Antilles et la Nouvelle-Angleterre.
Tout au long de sa carrière, O’Grady a remis en question la fragmentation de l’identité et de l’histoire, défendant une approche non hiérarchique des différences, qu’elle désignait sous le terme de Both/And – une méthode qui permet la coexistence et la valorisation de multiples perspectives ou identités simultanées, plutôt que de les opposer ou de les contraindre à des catégories conflictuelles.
Cette approche anti-hiérarchique trouve ses racines dans l’intérêt profond d’O’Grady pour le surréalisme français et la littérature. Enseignante pendant vingt ans à la School of Visual Arts, elle y a dispensé des cours sur le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme et la littérature surréaliste, avec un accent particulier sur les œuvres de Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud. Elle a puisé une inspiration constante dans ces mouvements : « Intellectuellement, mes inspirations les plus solides et durables ont été les œuvres de F. T. Marinetti, Tristan Tzara et André Breton. Et Duchamp, bien sûr, qui les a tous absorbés. J’ai l’impression que le XXe siècle n’a pas encore pleinement saisi la portée du futurisme, du dadaïsme et du surréalisme, bien qu’ils soient aujourd’hui intégrés à l’histoire de l’art. Et ils restent toujours opérants. (...) J’aime ces vieux gars pour leur esprit guerrier. »
Le surréalisme n’était pas seulement une référence pour O’Grady ; il imprégnait à la fois son cadre intellectuel et la structure de sa pratique artistique. Elle définissait son esthétique dominante comme celle de la collision – un espace où des réalités disparates se rencontrent et génèrent de nouvelles significations, où plusieurs perspectives coexistent : « Chez moi, l’esthétique du collage traduit un désir d’unification et d’intégration. Elle n’a pas vocation à être simplement descriptive ; elle ne cède jamais à la fragmentation ni à la division. » Cette notion de collision est centrale dans son usage de la persona.
À l’instar de plusieurs surréalistes européens – dont Max Ernst, Claude Cahun (féministe et fluide dans son approche du genre) et plus tard Marcel Duchamp – qui ont expérimenté l’auto-invention, la théâtralité et le déguisement pour remettre en question l’identité, les rôles de genre et la réalité elle-même, O’Grady utilisait la performance comme un mode de transformation. Mais pour elle, s’exprimer à travers des personnages insoumis qui percevaient les failles de la société et les hypocrisies du monde de l’art ne signifiait pas pour autant effacer ou remplacer sa propre voix. Ses personas aiguisaient sa critique, rendant ses intentions plus claires et plus percutantes. D’abord incarnées dans ses performances, ces figures étaient ensuite documentées, analysées et sans cesse recontextualisées, en dialogue avec un paysage culturel en constante évolution.
À un tournant de sa carrière, O’Grady s’éloignera de la performance en raison d’un ensemble de facteurs physiques et économiques. Mobilisant son talent exceptionnel pour l’écriture, elle développa une nouvelle approche qu’elle nommera plus tard writing in space – transformant les personnages vivants, qu’elle incarnait auparavant, en figures habitant des installations narratives minutieusement composées sous forme de diptyques, sa forme conceptuelle la plus critique. Les œuvres qui en résultent ne sont pas de simples documentations de performances passées, mais de nouvelles créations autonomes, organisées en chapitres ou en épisodes au sein de l’espace d’exposition. Le writing in space d’O’Grady redéfinit ainsi la performance elle-même, qui ne se manifeste pas uniquement comme un événement du passé, mais aussi à travers la présence matérielle de l’œuvre dans la galerie.
Dans la série Body is the Ground of My Experience, souvent abrégée en BodyGround, O’Grady réalisa cinq photomontages pour sa première exposition personnelle d’œuvres murales à la galerie INTAR à New York en 1991, sous le commissariat de Judith Wilson. BodyGround illustre ce passage de l’utilisation de son propre corps vers une réflexion plus large sur les questions qui façonnaient alors sa pratique artistique et théorique. O’Grady voulait dépasser les simplifications du postmodernisme, qu’elle accusait de détacher la subjectivité du corps et de la repositionner dans l’histoire de manière à perpétuer les structures de pouvoir existantes. À l’inverse, elle considérait le corps non seulement comme un lieu où l’histoire s’inscrit, mais aussi comme un puissant site de résistance. Dans The Clearing: or Cortés and La Malinche, Thomas Jefferson and Sally Hemings, N. and Me (diptyque) (1991), O’Grady confronte les tensions raciales et coloniales enracinées dans les récits occidentaux. L’œuvre met en scène à gauche un couple interracial flottant en extase au- dessus d’un paysage luxuriant, tandis qu’en dessous, deux enfants métis jouent innocemment près d’un tas de vêtements abandonnés et d’une arme posée à proximité, discrètement menaçante. Avec un contraste frappant, le panneau droit représente un homme squelettique en cotte de mailles en lambeaux agrippant le sein d’une femme passive et indifférente – suggérant ainsi que les idéaux romantiques de l’amour courtois médiéval ont été anéantis par la conquête, l’exploitation et l’asservissement. Ces photomontages analogiques, créés juste avant l’essor des logiciels d’édition numérique comme Photoshop, s’éloignent volontairement à la fois de la beauté stratifiée de ses performances antérieures et du formalisme détaché de la photographie postmoderne. Ils revendiquent plutôt une littéralité psychologique rappelant le surréalisme, mettant en avant les tensions et contradictions inhérentes à l’identité et à la représentation historique.
En présentant quatre corpus d’œuvres emblématiques de Lorraine O’Grady – Rivers, First Draft, Body is the Ground of My Experience, Mlle Bourgeoise Noire et The Knight –, cette exposition est une invitation intellectuelle à plonger dans la pratique conceptuelle de l’une des artistes les plus visionnaires de ces cinquante dernières années.