Mariane Ibrahim a le plaisir de présenter la première exposition personnelle de Peter Uka à Paris, intitulée The Triumph of Being. L’exposition sera visible du 13 octobre au 2 décembre 2023.
Entrer dans une pièce et interrompre une conversation provoque un certain sentiment d’inconfort. Le cerveau fonctionne à plein régime pour regrouper les premières bribes entendues et l’imagination fait de son mieux pour deviner de quoi l’on parle et sur quel ton. La femme au centre de The Family Forum divise la toile par sa présence, elle incarne physiquement l’interruption d’une conversation alors qu’elle cherche un endroit où s’intégrer.
Si les œuvres précédentes de Peter Uka étaient fermement ancrées dans des souvenirs des années 1970 à Benue, au Nigeria, des pertes récentes de proches se sont superposées à des souvenirs de plus en plus lointains, et ses nouveaux tableaux reflètent la tension d’une conversation interrompue. Ces scènes ne sont pas des reproductions fidèles de personnes, d’endroits ou de tenues dans un style photoréaliste. Ce sont des assemblages qui incluent, bien sûr, des photos d’archives… mais aussi des radios anachroniques, des motifs de sol tirés de Pinterest, des réimpressions contemporaines de tissu wax hollandais et des personnages entièrement fictifs. Si certains visages viennent de son entourage proche, d’autres sont intégralement fabriqués. Tout comme des images générées par une proto-IA à partir de millions d’archétypes, ou des peintures de paysages chinois synthétisant des éléments idéaux pour créer une scène totalement fictive, les personnages d’Uka se situent entre le familier et l’étrange.
En travaillant sur de nombreuses toiles à la fois, et en retravaillant chacune d’elles à travers cinq ou six esquisses ou ébauches de tableau, Uka recherche une connexion émotionnelle. Il compare l’acte de peindre à des séances de thérapie pendant lesquelles il superpose le passé et le présent, leur donnant forme grâce à des éléments perdus, retenus ou imaginés. Son œuvre irradie de communication inconsciente : les poses expressives, les gestes codés, les regards entendus. Elbow Room s’inspire d’un studio de photographie spécifique tiré de l’album de famille des Uka, l’artefact d’un moment où la personne assise transmet un fort sentiment d’identité à la caméra. L’homme en jaune provient cependant entièrement de l’imagination d’Uka, tandis que la silhouette sur la droite vient de la photo originale. Ces peintures ne sont ni des reconstitutions ni des recréations. Les silhouettes, les visages et les accessoires sont réutilisés à partir de tableaux plus anciens, tout comme nos souvenirs se nivèlent avec le temps. L’artiste nous invite à douter de nos perceptions, à questionner la nostalgie de notre mémoire, à interrompre notre conversation.
Les femmes occupent le devant de la scène dans ces nouveaux tableaux. Pour cela, il faut peut-être remercier la petite sœur d’Uka, une femme pionnière qui a abordé le monde selon ses propres règles. Son souvenir est à la fois vibrant et évanescent alors qu’Uka, l’aîné des cinq enfants, se confronte à la réalité de sa perte en 2022. Elle apparaît dans Yesterday, qui rappelle la façon provocatrice dont elle touchait les boutons de la télévision bien que les enfants Uka n’y aient explicitement pas le droit. Mais dans la scène créée par Uka, la petite sœur de son enfance est remplacée par sa représentation adulte, en un effondrement du passé et du présent. Son regard plein de défi enfantin est incarné dans sa ténacité de femme, une lumière désormais éteinte.
En construisant des personnages à partir de multiples sources d’inspiration ou de fiction, les protagonistes deviennent des récipients qui peuvent contenir plusieurs significations à la fois. Pour revenir à la femme qui est dépeinte dans The Family Forum, le spectateur pourrait la voir comme une femme ouest-africaine du passé d’Uka, une tante ou une figure maternelle. Mais lors de la construction du personnage, alors qu’il peaufinait sa pose et son attitude, il a sollicité des avis extérieurs, de son assistante de studio à l’amie nord-africaine de son assistante, en passant par une amie d’Afrique centrale habitant désormais à Cologne… Il a même demandé à ces femmes de poser directement devant la toile pour capturer la lumière éclairant leurs gestes. Son œuvre n’est plus uniquement ancrée dans des souvenirs, elle s’inscrit dans son monde contemporain. Des coquilles du passé se mêlent encore aux recherches de l’artiste sur le passé matériel de son adolescence, mais l’œil critique peut observer que les nouveaux tableaux d’Uka sont de plus en plus animés par les voisins, les collègues et la famille qui habitent aujourd’hui son réseau et ses espaces mentaux.
Texte «Between Memory and Myth» écrit par l’universitaire et curateur Joseph L. Underwood, à l’occasion de l’exposition.